" Un Corse peut faire un bon général,
Deux peuvent faire deux partis politiques opposés,
Mais trois Corses, c'est sûr, formeront un choeur de chant. "
Sagesse populaire.
La caractéristique fondamentale et première du chant traditionnel corse réside sans conteste dans les trois voix de bases:
U bassu : la basse.
A siconda : la voix médium, celle qui chante la mélodie.
A terza : la voix des ornementations, ou " ribuccati " pour reprendre le terme de Ghjuvan Ghjacumu Andreani.
Dans le chant polyphonique corse les syllabes sont étirées ou au contraire contractées. Le rythme est recréé à chaque parole et engendre la poésie. Combien " d'anciens " a-t-on vu venir improviser des " Paghjelle " dans quelque bar à Corte ou ailleurs en Corse ? Les " Paghjelle " étaient à l'origine fondés sur le mode question/réponse, qui se prête particulièrement bien à l'improvisation en groupe. Dans une paghjella, on rencontre des vers de huit pieds, et les rimes vont par six.
On a conservé en Corse le Madrigale : des vers de onze pieds, césure à la cinquième (ou sixième) syllabe, fin de vers tenue et rimes libres.
Enfin, les Terzetti, eux, suivent la forme du Madrigale, mais la tenue en fin de vers est moins longue.
Ces trois types de chants sont les chants profanes. Il est beaucoup plus difficile de dégager une forme en ce qui concerne les chants sacrés. La Corse est restée une terre profondément catholique, et les chants religieux y ont été tellement chantés que chaque région leur a donné des expressions particulères. On peut toutefois noter avec Ghjuvan Ghjacumu Andreani que le chant sacré est chanté par les hommes, et qu'il existe des cérémonies entières chantées ( "Messe des vivants", " Messe des morts"...). J'aimerai vraiment insister sur la puissance évocatrice de ces messes, ainsi que sur leur capacité à créer l'émotion.
D'un point de vue plus "musical", on peut citer Ghjuvan Ghjacumu Andreani:
" Le chant peut paraître oriental dans les ornementations et modulations (Ribuccati) alors que la plénitude lyrique des accords terminaux se rattache davantage aux anciens rituels Byzantins. "
Il convient néanmoins de souligner une caractéristique des polyphonies : malgré l'amalgame des trois voix de bases, les polyphonies ne reposent pas sur la notion d' accord (Ghjuvan Ghjacumu Andreani parle d'ailleurs à juste titre d'accords terminaux ). On parle plutôt d'appuis consonanciels. Par exemple deux voix, parties de la même consonance, se " séparent " et suivent leur propre chemin mélodique jusqu'au point d'appui consonanciel suivant, oł elles se rejoignent. Plus qu'une simple manière de chanter, ces courbes sonores là dessinent une manière de vivre sur l'île ( et d'ailleurs l'un des "paradoxes des Corses" relevés par Pierre Antonetti : le besoin d'indépendance et la volonté d'épanouissement personnel associés à une obéissance familiale et un attachement profond et sincère aux traditions).
En conclusion, nous parlerons de mémoire et de terre. Le chant traditionnel en Corse est la Corse. J'entends par là que l'un ne va pas sans l'autre. Il y a dans ces chants là toute l'histoire de l'île, toutes les souffrances vécues par ce peuple. Les polyphonies corses transcrivent parfaitement l'histoire cette terre et de ses Hommes. Car les Corses appartiennent à la Corse au moins autant que celle-ci leur appartient. La mémoire des Corses, de la Corse, mais aussi d'hommes et de femmes particuliers, illustres ou inconnus. La mémoire de sa famille, de son peuple et de sa terre, le respect des anciens, la volonté de vivre en restant digne malgré la souffrance, l'espoir en la possibilité de créer un avenir meilleur, l'appartenance au monde et à l'humanité. Voilà ce qu'expriment ces chants : un morceau d'humanité, notre morceau d'humanité.