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Rencontre

Entrevue avec I Muvrini, source: "I Muvrini, Giru leia 99"

Vous revenez d'une tournée commencée à l'Olympia et au Zénith. Comment cela s'est-il passé ?

I Muvrini : L'année 99 nous a accordé peu de répit : préparer ce retour sur scène, écrire de nouvelles chansons, imaginer un nouveau spectacle ont demandé beaucoup d'énergie : l'Olympia et le zénith sont arrivés très vite, d'autant que la tournée précédente s'était conclue en décembre 98.
Cette nouvelle étape nous a conduits en de nombreux festivals français et européens où I Muvrini ont chanté devant plus de 80 000 personnes avec des moments d'une intensité qui fortifie notre enthousiasme. L'étranger s'ouvre de plus en plus généreusement à notre musique...

Vous remplissez Bercy, votre dernier album est international, des stars mondialement respectées dans l'univers de la musique vous invitent ou chantent avec vous: le succès est-il venu très vite ?

I Muvrini : Depuis des années nous nous battons pour que vive cette musique. Aucune maison de disques ni aucun producteur n'ont voulu de nous au départ. A la fin de nos tournées, nos comptes ont toujours été économiquement déficitaires. Nous allons chanter dans des petits villages de Corse, chaque année, là où seul quelque chose de plus vous pousse à aller. Ici, en Corse, aucune politique culturelle n'a jamais été notre alliée. En quelques 800 concerts donnés dans l'île, nous avons perçu deux chèques de collectivités pour rétribuer un spectacle, notre première apparition télévisuelle est advenue après le neuvième album... Il n'a pas été facile de trouver un chemin en ce paysage, ce qui nous incline à davantage de reconnaissance envers celles et ceux qui ont été assez fous pour nous suivre, nous accompagner fidèlement et sans compter, anonymes ou professionnels.

Vous avez même été interdits dans l'île. Pourquoi ce rejet ? Etiez-vous une menace publique ? Quel genre de danger représentiez-vous ?

I Muvrini : La menace, c'était d'être simplement vivants au royaume des morts, là où la seule règle tacite était celle du consentement au silence et à l'injustice; chanter en Corse sur les places publiques ou dans les églises était alors considéré comme un acte éminemment subversif; les concepts de "langue Corse", "peuple Corse", les allusions critiques à l'égard de la fraude éléctorale... Tout cela était bien trop insupportable à la face de la "démocratie" locale.
"La guitare le jour et la cagoule la nuit" était à notre égard le slogan de tous les réfractaires à une quelconque évolution en cette île.
Il fallait parlementer pour avoir accès à un terrain vague, une place, une église pour donner un concert. Il fallait négocier avec les archaïsmes les plus rétrogrades.
Pour le reste, nous n'avons jamais eu de carte de parti, fut-il nationaliste, nous ne nous sommes jamais hasardés à donner des consignes de vote, ni même jamais été les propagandistes à la botte de quiconque.
Pour autant, quand les nationalistes Corses, les représentants de l'île ou les élus de la République quels qu'ils soient disent la vérité, nous ne nous rangeons pas dans le camp du mensonge.

Vous évoquez les qualités humaines des Corses. Mais les gens du continent vous traître souvent de fainéants et d'inhospitaliers.

I Muvrini : Dans toute l'histoire de "Peuples" dominés, il est toujours des Maîtres qui ont trouvé que leurs sujets n'en faisaient pas assez. Mais l'inventaire de cette "oraliture du mépris" va souvent bien au-delà.
Enfants, le plus souvent nous avons eu pour modèles des travailleurs exemplaires, hommes et femmes à égalité, des mains, et de la sueur sur le front. Le sourire tarifié n'est peut-être pas toujours le fort des Corses; ils en ont un autre plus profond, bien davantage conforme à une hospitalité, celle qui ne passe pas forcément par le tiroir-caisse.

La Corse a aussi la réputation d'être une société violente ?

I Muvrini : Cela se dit aussi des Berbères, des Kanaks, des Irlandais, des Gitans, des Algériens...
Plus de vingt fois envahie dans son histoire, la Corse a eu d'excellents professeurs dans ce domaine; rien n'a jamais commencé ici par le respect de cette communauté; la Corse n'est pas une terre violente: elle est une terre affaiblie, assistée, à la démocratie chancelante amputée de la juste reconnaissance qui lui revient...En tout cela s'enracinent les germes de la violence.

Certains font du sentiment national un front, un système de rejet...

I Muvrini : ...Pas la Corse! Elle n'a pas au visage le "front national" et la xénophobie. Elle ne fait pas de sa différence une hostilité, ou une menace. Son appartenance est bâtie sur les fondements d'une "communauté de destin" où l'origine, l'adoption et le choix libre du coeur s'inscrivent envers et contre les principes de xénophobie et de rejet de l'autre; les Corses ne montrent pas du doigt ceux qui n'en sont pas.

Dans un récent sondage de Paris-Match, un français sur deux ou presque, se dit prêt à accorder l'indépendance à la Corse. Faites-vous peur aux français de France ?

I Muvrini : Ce sondage donne le reflet d'une émotion publique bien plus que d'une opinio publique où se sédimentent nombres d'inévitables ignorances concernant une île dont on ne connaît que le bruit qu'elle fait, le danger qu'elle représente. Nous recevions récemment le courrier d'une gentille dame d'origine Africaine qui nous disait sa peur de venir en Corse compte tenu de sa couleur de peau...
Si cela ne veut pas pour autant dire que tout est parfaitement harmonieux chez nous en ce domaine, l'image, la représentation de la Corse font aujourd'hui bien plus peur que la Corse réelle. Pour le reste, si c'est l'indépendance du dépit, de la lassitude et du rejet réciproques, cela n'annoncerait qu'une triste et lamentable défaite humaine; si c'est autre chose, c'est à la démocratie d'en décider, mais aucune perspective envisageable pour cette île ne doit nous éloigner, nous séparer, voire "hostiliser" les relations des hommes avec les hommes, d'un peuple avec un autre peuple. Nos lendemains doivent peut-être s'écrire dans les partenariats, les interdépendances solidaires où doit pourtant être rigoureusement bannie la dépendance outrancière dans laquelle on a enclavé la Corse aujourd'hui.

Si vous deviez inventer un drapeau ?

I Muvrini : Une autre façon de porter les drapeaux d'abord et celui où chacun de nous viendrait poser son empreinte.

Qu'est-ce que la différence ?

I Muvrini : C'est ce qui nous complète, ce qui complète le monde, l'humain.

Que signifie le mot étranger pour vous ?

I Muvrini : Le rêve de toutes les rencontres, tous les enrichissements possibles, ne serait-ce que pour un instant mieux prononcer le mot étranger.

Que signifie le mot ennemi ?

I Muvrini : Pour nous ce n'est pas un homme, ce serait plutôt l'injustice, l'intolérance.

Qu'est-ce que le passé pour vous ?

I Muvrini : Peut-être un peu de cet inquantifiable que l'on a tous dans les veines.

Dans quel état d'esprit êtes-vous pour cette tournée Corse ?

I Muvrini : Cela fait partie de ce que nous devons à la Corse. De là est parti le chemin : là il retournera toujours, quelles que soient les difficultés. Cette année encore nous ne pourrons satisfaire tous ceux qui auraient souhaité nous accueillir mais nous ferons tout pour répondre à ce fort désir de célébrer ces actes de rassemblement de culture, de communion. Plus que jamais, nous voulons persévérer dans les perspectives de rencontre et de mise en réseau avec d'autres repères de la création de l'art, la vie associative dans l'île.
Nous continuerons quotidiennement notre parcours sur la lutte contre les incendies avec le collectif "Vergogna à tè chi brusgi a terra"; nous réitérons l'esprit de la "Journée Pascal Paoli" le 26 août; nous inviterons l'association "Donne" avec leur exposition "Mane di donne", des peintres Corses, à dire avec nous une certaine fraternité des arts, nous resterons fidèles à des associations qui oeuvrent pour le droit à la culture partout en Corse... Nous irons plus loin.

Quelle est la première satisfaction que vous tirez après des centaines de concerts donnés dans l'île ?

I Muvrini : Avoir contribué à domicilier le spectacle vivant là où rien ni personne ne l'attendait, avoir en conséquence contribué à réconcilier les Corses avec leur langue, leur culture, d'y savoir accueillir les autres, tous les autres, de toute provenance, de toute génération; tout cela nous aide entre autres à nourrir des satisfactions, celles qui inventent des moments de bonheur, de communion, de force, un peu de lumière aussi, indispensables pour éclairer nos chemins à tous.

Quelles sont vos déceptions ?

I Muvrini : Une seule s'il vous plaît... Après des centaines de concerts, si nous avons vu disparaître quelques lieux naturellement disposés à accueillir du spectacle vivant dans l'île, à notre connaissance pas un seul cadre, théâtre de verdure ou autre n'a été inauguré, aménagé pour envisager un recoin de plus où chanter, jouer soit attendu, encouragé, accompagné.
En contrepartie sont apparues des municipalités pour qui accorder un terrain vague ou un parking à des fins culturelles est désormais soumis à rémunération... Tout un symbole et cela est aussi révélateur d'une inaptitude à mesurer la valeur et pas seulement le prix de l'acte culturel.

Comment I Muvrini vont-ils continuer à s'engager ? De quoi avez-vous envie ?

I Muvrini : Nous avons envie de la faire chanter, rêver, rassembler autour de la Corse ceux qui l'aiment, la reconnaissent, et que la Corse aime et reconnaît à son tour.
Croire en la Corse, en ses enfants, continuer à y défendre ce qui est digne, humain et défendable partout ailleurs et par nous tous dans la fraternité dse peuples et des hommes. Nous avons envie d'un peuple qui rit, qui chante. I Muvrini veulent chanter pour que les hommes n'aient pas besoin de la violence pour dire ce à quoi ils aspirent; éviter pour demain ce qui nous fait perdre aujourd'hui. A ce jour, il y a, nous le croyons, deux façons de lire la Corse. Il y a d'une part ceux qui pensent que tout y est endémique, la résultante de tares locales qui font de nous des ingouvernables, allergiques à la loi et à la citoyenneté; il y a d'autre part ceux qui pensent que l'échec y est mécanique, que les choix et lois dictés pour la Corse échafaudent ici le scénario de l'impasse depuis des décénnies déjà.
Entre ces deux regards, si d'aucuns croient et ont intérêt à ce que la "boîte noire" ne parle jamais, nous voulons être de tout ce qui fera éclater la vérité, tout ce qui inscrira la vérité au fronton des consciences pour simplement rendre justice à l'homme.
Nous voulons être de ces promesses-là, déterminés à chanter la "cause des justes", au nom de tout ce que les hommes ont à défendre ensemble.
Nous rêvons de Corses capables d'entière responsabilité et de leur profonde remise en cause dans le destin de leur île; nous rêvons aussi d'une politique courageuse, d'une intention partagée de "repentance", éclatante d'humilité et de dignité; seul ce chemin-là nous fera en Corse changer d'ère, rendre à l'homme un peu de ce qui le grandit et l'anoblit.
La lumière, la justice et la paix sont à ce prix, et si elles nécéssitent de l'institutionnel, de la légalité et de l'éthique, les premiers pas sont davantage d'ordre humain, dans les mots, les gestes et les comportements dont l'homme doit être capable à l'égard de l'homme.

Comment vivez-vous la célébrité ?

I Muvrini : Dans nos esprits, nous ne sommes pas célèbres, seulement reconnus, attendus, aimés par d'autres et la réciproque est vraie.

Qu'est-ce qui retient le plus votre attention dans le public ?

I Muvrini : Les enfants et les anciens, sans trop savoir qui de l'un accompagne ou entraîne l'autre, mais surtout les visages illuminés des mêmes émotions, les mêmes gestes qu'ils font quand ils se lèvent, quand ils se serrent et se rapprochent... Tout ce qui ne s'apprend pas, ne se répète pas, tout ce qui ne fait jamais semblant.

Demain c'est quoi pour I Muvrini ?

I Muvrini : Une longue marche, une fidélité... Une mise à l'épreuve de soi.